Camcam
-Attendez, quoi ?
-Oui, oui, t'as bien entendu.
-Vous délirez là ?!
-J'croyais que c'était toi.
-Vous débarquez comme ça, et vous croyez que vous allez chambouler ma vie ?
-Bah... Je m'étais pourtant dit que recevoir la visite de Napoléon III en 2010 n'était pas banal.
-Vous êtes quelqu'un de très humble.
-Très modeste également.
-Oui, si vous voulez. Vous avez fini avec vos conneries ?
-J'étais très sérieux, Etienne.
-Normalement, je devrais être surpris du fait que vous connaissiez mon nom...
-... Mais si tu l'étais, tu sais que tu ne finirais pas de l'être.
-Ouais. Donc, poursuivez va, et quand j'en aurais marre, je vous prierai gentiment de vous carrer vos idées venues d'outre-tombe dans la partie de votre corps qui n'a jamais vu le soleil.
-Je suis sérieux.
-Oh, mais moi aussi !
-Tu ne te rends pas compte... de tout ça.
-De quoi ?
-C'est triste à en pleurer !
-Ma vie ?
-Pas seulement ! Tout ! Non, mais franchement, tu as vu ce que tu as dit à ta voisine toute à l'heure ?!
-Qui, Camille ?
-Non, celle dans la cour, quand tu arrivais.
-Ah. Ben quoi, je lui ai dit bonsoir.
-Bonsoir.
-Oui... et ?
-Et à part ''bonjour'', t'es allé plus loin ?
-Mais non ! Et qu'est-ce que ça peut vous foutre à la fin ? Vous voulez que je la drague ?
-Etienne, ça ne te vient même pas à l'esprit que cette personne pourrait être autre chose qu'un truc qui fait des bruits pas et à qui tu sors l'un des mots les plus communs qui soient ?
-Sans doute, si, mais c'est comme ça, et pis, déjà pas mal que je la salue ! Dans la rue, on ne se dit rien !
-Et tu trouves ça bien ?
-J'ai pas à trouver ça bien. Vous me demandiez d'admettre, admettez que tels sont les rapports entre les gens et que ce n'est certainement pas ma petite personne qui pourrait les changer !
-Et est-ce que tu voudrais les changer ?
-Pardon ?
-Je veux dire... est-ce que tu penses que ça serait mieux, pour toi, si tu allais demain, dans la rue, dire bien plus que ''bonjour'', et s'intéresser à la personne ?
-On m'enverrait chier sévère ouais !
-Hmmm... pas faux.
-Ah, vous voyez. Vous me semblez bien utopiste.
Il se lève. Il va vers mon étagère, et prend un de mes livres. ''Abraham Lincoln'', édité chez Fayard.
-Qu'est-ce qu'il disait déjà Lincoln ?
-A quel sujet ?
-Je sais que tu aimes les citations. Vas-y, épates moi.
-Euh... ''On ne peut échouer si l'on est résolu à échouer'' ?
-Voilà.
-Voilà quoi ?
-Tu saisis un peu le rapport ?
-Attendez, là, non, je vois pas où vous voulez en venir.
-Comment tu traduirais cette phrase ?
J'hésite un moment.
-L'acte prévaut sur le résultat.
-Voilà.
-Et donc, vous voudriez dire que je devrais me pointer devant quelqu'un et m'intéresser à lui, au risque de me prendre un vent ?
-Voilà.
-Mais, pourquoi est-ce que je devrais faire ça ? Je m'en fous des autres !
-Tu dis ça parce que tu aimerais croire que tu t'en fous, ça excuserait ton attitude, ça la légitimerait.
-C'est vous qui le dites.
-Moi, je pense plutôt que tu n'attends que ça. Aller vers l'autre et...
Mon portable sonne.
-Vous permettez ?
-T'en prie.
C'est Camille.
-Chalut ! Comment chat va ?
-Chat va pas.
-Ah, ça me change de d'habitude !
-Arrêtes, j'ai été bien ces derniers temps.
-T'aurais tes raisons, au vu des résultats du semestre. L'amphi entier a été décimé.
-Tu peux parler, t'as eu une mention.
-J'en suis pas spécialement fier.
-Tu devrais pourtant, ça pète en seconde année d'en avoir une !
-Oh, mais vous la bouclez vous ?!
-Quoi ?
-Euh...
-A qui tu parles ?
-Eh, gros blaireau, au cas où tu le saurais pas, y'a que toi qui peut me voir et qui peut m'entendre.
-Euh, non, non ! Bon, je peux faire quoi pour ma camcam ?
-T'es pas tout seul ?
-Mais si !
-Etienne... ?
-Mais si, arrêtes, tu sais que je dois partir à St-Go pour mon tournoi, là !
-Mouais...
-Suspicieuse hein ta ''camcam''.
-Bon, je peux faire quoi pour toi ?
-J'peux passer ?
-Euh...
-T'inquiètes, ça attendra notre 'tite discussion. Enfin, pas trop quand même.
-Etienne ?
-Euh oui ! Oui ! Je ferais mon sac, mais je serais là. Tu passes dans combien temps ?
-J'mets mon pull vert et j'suis là.
-Wouokey monkey !
Clic.
-''Wouokey monkey'' ?!
-Oh ça va, hein !
-Mais d'où ça vient ce trip sur les babouins et les glaïeuls ?
-Croyez le, croyez le pas, mais dans ma vie, ''si triste'', il m'arrive de m'amuser avec des ''amis''.
-Mais le prends pas mal !
-Ouais, ben d'ailleurs, ça serait pas mal si vous vous arrêtiez pendant que je suis au téléphone !
-Ca change rien, y'a que toi qui peut m'entendre !
-Ca m'emmerde quand même !
-Y'a-que-toi !
-Bordel, mais j'peux pas parler à deux personnes en même temps !
-T'as qu'à penser !
-Ah.
-C'que t'es pas malin alors...
-Oh, hein, pouet pouet !
-Quoi ''pouet pouet'' ?
-Vous voulez qu'on parle de l'expédition du Mexique ?
-Euh...
-De la guerre franco-prussienne ?!
-Bon, t'as gagné c'te manche.
On tappe à la porte.
-Hihi ! 'tille Cam... ?
-Oui, excusez moi, mais toute à l'heure, vous semblez m'en vouloir...
-Non mais ! Monsieur Baudelaire, foutez moi le camp d'ici !
-J'aime pas quitter les gens sur de mauvaises bases, vous savez.
-Bon, Charlounet, tu dégages !
-Vous aidez pas à la réconciliation...
-Mais... bordel ! Barrez vous !
-Franchement, j'aurais tout fait...
-Foutez le camp !
J'entends le bruit de l'ascenseur.
-Eh, Charlie, va, écoutes le monsieur.
-Oui, oui. Bon, tu comprends toi, Louis-Nap' ?
-Ouais, t'en fais pas, j'lui en toucherais deux mots quand il sera plus calme, hein. Et pis, de moi à toi , de toi à moi, j'y suis un peu pour quelque chose dans ta poésie ?
-Tu sais, quand j'disais que c'était ''pas tant que ça'', ça supposait que t'y étais tout de même partie présente !
-Mais vous dégagez là ?!
-Bon, bon, je vous laisse.
Camille arrive.
-Tu m'attendais ?
-Ben... euh, vi ! Evidemment !
-Mais il fait trop froid dans le couloir !
-Bah, ça me dérange pas...
-Demande lui de te réchauffer !
-Bouclez la vous ! C'est une amie !
-Etienne ?
-Euh oui ! Rentres, rentres, j't'en prie !
-Bon...
-J'te sers quelque chose ?
-'spèce d'ordure ! A elle oui, et moi j'peux crever ?
-Vous êtes déjà mort.
-Non, non, ça va.
-Bon, viens, on va papoter sur le canapet. T'as pas l'air bien...
-Je suis inquiète.
-Inquiète pour quoi ?
-Tu crois que je vais foirer mon année ?
-Mais non !
-Bon, allez, sois sincère !
-J'ai vu comment il fallait devenir notaire...
-Et ?
-C'est chaud.
-Ah ben ça, hein, 'pas un scoop.
-Non, mais vraiment, je sais pas si je tiendrais le coup, déjà que je vais redoubler.
-Mais non !
-Rho, mais si !
-Tu connais pas la dernière.
-Laquelle ?
-Y'a mes parents qui débarquent.
-Oula !
-Non, ils ont bien pris les résultats, mais ça risque de poser des soucis vis à vis de Matthieu.
-Pourquoi ?
-Ils veulent me ramener pour les vacances dans le Gers, et lui, il aurait voulu passer quelques jours avec moi.
-C'est normal qu'ils souhaitent te voir, tu devrais le prendre bien.
-Oui, oui, mais il va me faire la tête.
-Ouais ben, hein, 'vu tout le temps qu'il est là !
-Il est toujours là.
-Et puis, tu vois, retourner là-bas, c'est pas le top top, non plus.
-Ecoutes, c'est normal, non ? Et puis, t'as la voiture, rien ne t'empêchera de revenir sur Toulouse pour le voir ?
-Moui...
-Allez, camcam, ça va aller !
-J'ai reçu un mail du prof de pénal.
-Sans transitions !
-Ah. Et ?
-Il m'a répondu poliment.
-C'est déjà ça, y'en a d'autres qui n'hésitent pas à répondre plus que sèchement !
-Il m'a dit qu'il avait pas tout lu de ma copie.
-... !
-Ben ouais, 'croyez quoi, ces jeunes alors... !
-Je suppose que comme chaque fois, ce sont les chargés de TD qui corrigent.
-Oui, mais quand même !
-Ca m'exaspère. J'avais tout appris.
-Je sais.
-Encore pour l'administratif, d'accord, mais là !
-Tu vas pas te laisser aller ?
-Je sais pas.
-Si tu sais.
-Non, je sais pas.
-''Je sais pas'', c'est la réponse de ceux qui savent et qui veulent pas dire !
-Ouais, ben, c'est pas moi.
-Camille !
-Je-sais-pas !
-T'as pas encore compris, s'pèce d'ahuri ?
-Bon...
-Je vais te laisser. Tu dois rentrer.
-Oui, c'est vrai, ça.
-C'était comment ton TD de fiscal ?
-''Et ils sont où les fiscalistes ?''
-233 ''en fait'' en 90 min, sinon, c'était affreux.
-Il paraît qu'on vous note large à l'épreuve.
-Y'a intérêt ! Non mais vlaiment !
-Arrêtes ! C'est vilain de prendre cet accent !
-Ouais, ben, tu sais pas ce que c'est que d'avoir un cours sur les ''inpottes'' pendant 1h30 !
-Allez, je file.
-Tu m'appelles hein ?
-Non, c'est toi.
-Toi quoi ?
-Qui m'appelleras.
-Et pis quoi ?!
-Alors, je t'appellerai pas.
-Mais euh !
-Tschüss !
La porte fait toujours autant bruit en s'ouvrant. Et comme toujours, elle est pénible à refermer.
-J'voulais te dire. Même si je regrette que Charlie soit parti, c'est quand même sympa de ta part de pas m'envoyer baladaer comme lui... tu sais, moi aussi j't'aime bien.
-Non mais vous délirez !
-Quoi ?
-Vous pensez sérieusement que j'ai envie de vous garder ici ! La seule raison pourquoi vous y êtes, c'est parce que vous êtes plus obstiné que l'autre baltringue !
Camille revient, elle passe la tête entre le mur et la porte, et guette d'un air louche mon studio.
-Y'a qui ?
-Mais y'a personne !
-Y'a qui, j'te dis ?!
-Mais allez va-t'en, je dois faire mon sac !
Gentiment, je m'évite plus longtemps cette confrontation entre la réalité et la folie.
-Obstiné, obstiné... 'pas tant que ça.
-Comment ça ?
-Tenace, au plus !
-Rha... mais que vous êtes agacant !
Elle revient.
-Y'a qui ?!
-Va-t'en ! Jeune Camille !
Bon, je suppose que j'vais penser dans ce genre de situations.
-T'as tout compris.
Pénible de vous avoir au crochet, franchement !
-T'exagères.
Ouais, ben, en attendant, il est plus de 21h, et moi, j'dois rentrer !
-Non, mais, non !
Ben si !
-Attends, tu vas pas partir comme ça, si ?
J'vois pas pourquoi ! Voyez, je sors déjà le sac !
-Ok, ok, tu fais ton sac...
Ah, vous avez compris !
-Mais tu restes !